En surfant sur le net, je suis tombé sur l'article , traduit en français , écrit par Rachael Levy, traduit par Bérengère Viennot et publié par Slate. Initialement, j'ai été surpris qu'un tel article soit publié ; finalement, tant mieux, les opinions qui sont dedans sont peut-être partagées : parlons donc de tout cela en France. Je mets en italique les passages de l'article

J’évoquais de façon décousue (...) un débat philosophique tiré d’un cours d’études juives, à propos des femmes mariées qui couvrent leurs cheveux. L’autre ami, qui n’était pas juif mais avait aussi grandi à Paris, écoutait notre conversation en faisant la grimace. «Tu vois? C’est ça la différence entre vous et nous» (...) «Pendant que vous passez votre temps à discuter de ça, en France nous débattons de culture et de politique.» (...) cette expérience confirma un soupçon qui m’était venu sur la manière dont de nombreux Français voient leurs compatriotes juifs: avec scepticisme et une répugnance discrète.

C'est simplement la manière dont les athées voient les gens qui sont croyants : avec scepticime. D'une manière générale, les croyants d'une religion sont athées vis-à-vis des autres religions. Donc on peut dire que les Français non juifs voient la religion de leurs compatriotes juifs avec scepticisme. Quant à la « répugnance discrète », je ne sais pas si le terme est bien choisi, mais quand on est athée, on trouve assez surprenant de mettre la culture et la politique au même niveau que la couverture des cheveux.

on ne peut pas être à la fois Juif et Français. (...) En fait, le problème vient de l’idée qu’être «français» signifie que vous adhérez aux valeurs de l’État—dans ce cas précis, la laïcité. (...) la laïcité implique qu’être français passe avant tout le reste.

Tout d'abord, la politique française d'intégration depuis la IIIe République est assimilationiste (le communautarisme se développe cependant à grand pas depuis une dizaine d'années) : le but est que chaque immigré s'intègre dans la société française et donc ne soit plus vu comme un « juif », « italien », « arabe », « bouddhiste », mais plutôt comme un Français d'origine X et de religion Y. Il s'agit de ressembler aux autres Français, mais pas de renier ses origines ou ses croyances ! On peut donc parfaitement être juif et Français.

Par contre, Rachael Levy touche ici un point très juste : si on met son Judaïsme au-dessus des lois de la République laïque, on est sûrement plus juif que Français. A ce sujet, je recommande le débat de février 2010 sur France 2 entre Eric Zemmour et Bernard Henri-Lévy, qui sont tous les deux juifs et ont une vision complétement opposée.

Après ces quatre années à vivre parmi les Français, j’en ai conclu que la dévotion quasiment religieuse du pays à la laïcité explique au moins partiellement le racisme et l’antisémitisme latents du pays. Elle favorise également une ignorance qui a probablement contribué à construire l’état d’esprit dénaturé du présumé tueur de Toulouse.

On sent que ces lignes ont été écrites par une personne étrangère, qui ne sait pas bien séparer culture et religion et n'a pas de compréhension historique. Je ne blâme pas Rachael Levy : la laïcité à la française est un concept très particulier, très « géographique », difficile à saisir. Pour être bref, il faut comprendre que la laïcité est importante pour la majorité des Français car elle succède à plus de mille an de domination de la religion chrétienne. La laïcité, grosso modo la séparation de l'Eglise de l'Etat, garantit à chacun la liberté de culte dans la sphère privée. Elle n'est pas anti-religion, elle est même un atout pour les croyants (protestants, juifs, musulmans) qui ne sont pas catholiques, la religion majoritaire.

La laïcité n'a rien à voir avec le racisme - je note au passage la mention le racisme et l’antisémitisme, comme si le premier terme n'était pas inclus dans le second - car elle ne s'occupe que de la religion, pas de la couleur de peau ou des origines. La laïcité n'a rien à voir non plus avec l'ignorance de la religion : il faut bien noter que laïcité et athéïsme sont deux choses différentes. Et on peut tout à fait connaître le Judaïsme en étant athée ou d'une autre religion. Quant à l'ignorance de Mohamed Merah, je n'ai aucun doute là-dessus.

La France a une longue histoire d’antisémitisme derrière elle (...) L’un des exemples les plus connus est sans doute l’affaire Dreyfus (...) il y a la vieille histoire de la courageuse résistance française—et celle selon laquelle ce furent des Français ordinaires, pas les juifs français, qui furent victimes du nazisme—qui demeura le scénario officiel pendant les décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. S’il est avéré qu’un juif de France sur quatre a péri dans la Shoah, la mémoire collective en a entièrement rejeté la faute sur les nazis.

Bien sûr qu'il y a eu de l'antisémitisme en France ! Bien sûr qu'il y en a encore. Il y a du racisme en France, c'est vrai. Mais pas forcément plus qu'ailleurs ! Le ton de l'article semble vouloir supposer que les Français ont en eux un antisémitisme latent : rien de plus faux. Je rapelerai juste quelques faits. La communauté juive de France est la troisième mondiale, après les États-Unis d'Amérique et Israël (selon de l'American Jewish Committee). Dans le classement des personnalités préférées des Français publié par le Journal du Dimanche en 2012, se trouvent plusieurs personnalités juives, telles que Simone Veil (4e) ou Gad Elmaleh (5e). Des personnalités juives ont des postes importants, dans la politique, dans les médias, dans la culture, etc. Il y a quelques temps encore, le candidat à l'élection présidentielle favori des citoyens dans les sondages était Dominique Strauss-Kahn, dont tout le monde connait la judéïté. Cela, c'est pour la société actuelle.

Pour ce qui est de la Seconde guerre mondiale, effectivement des Français (en particulier le gouvernement de Vichy) ont collaboré avec l'Allemagne nazie. Mais d'autres Français, extrêmement nombreux, ont aussi caché des enfants juifs, aidé les juifs à se cacher, à trouver du travail, à manger. Il y avait des « collabos », il y avait des « résistants », il y avait beaucoup de gens qui attendaient la fin de la guerre. Et si beaucoup de Français juifs (je préfère ce terme à « Juif de France ») ont péri, c'est évidemment parce que la France - idem en Allemagne ou en République Tchèque - était sous le contrôle de l'Allemagne nazie.

Pour ce qui est du passage ce furent des Français ordinaires, pas les juifs français, qui furent victimes du nazisme, je dirai simplement que les Français juifs sont des Français ordinaires (lire ci-dessus le paragraphe sur la politique française d'immigration) et que de nombreux Français non juifs ont été victimes du nazisme, à commencer par les communistes et les résistants. Il ne faut pas oublier que l'Allemagne nazie n'a pas cherché à exterminer que les Juifs, mais aussi notamment les handicapés, les dissidents politiques, les Tsiganes, les homosexuels, les Témoins de Jéhovah et certains peuples slaves.

a SNCF, qui avait fourni les wagons à bestiaux pour transporter les juifs de France jusqu’aux camps de la mort polonais, n’a fait ses premières excuses publiques que l’année dernière?

Ce qu'elle n'aurait pas dû faire, à mon avis. La SNCF obéïssait aux ordres de Berlin ; il n'y avait aucun moyen d'empêcher les nazis d'utiliser le chemin de fer français. Toutes les entreprises publiques ou privées pourraient ainsi s'excuser : la Poste qui transportait des lettres des nazis, les ancêtres d'EDF pour avoir fourni de l'électricité aux nazis etc. C'est ridicule.

L’affirmation que la fusillade de lundi était l’attaque la plus violente «depuis des décennies» est quelque peu trompeuse, car elle passe à la trappe un grand nombre d’actes antisémites violents de ces dernières années

Cette question est compliquée. Pour la tuerie de Toulouse, cela semble un acte plutôt anti-israélien qu'un acte antisémite. Des juifs ont été assassinés, mais l'assassin a déclaré avoir visé cette école en raison du le conflit israélo-palestinien. C'est une nuance, mais encore une fois, vu de la France, religion juive, origine juive ou nationalité israélienne sont trois choses distinctes.

D'autre part, sans nier la portée antisémite de certains actes, je crois qu'il faut apporter une précision importante. Beaucoup de gens complétement fous cherchent des justifications à leur barbarie ou leur envie de vengeance sur la société. D'autres se font laver le cerveau par des gourours professionnels (cela semble être le cas de Merah). A la fin, on a des crimes commis au nom de l'extrême-droite, du Jihad ou de l'antisémitisme. Mais si ce n'était pas cela, il est probable que ces forcenés (je pense aussi à Anders Behring Breivik) auraient commis ces crimes sous un autre motif. Bref : il ne faut pas généraliser sur la société à partir ces cas isolés. Il n'y a pas de ratonades et de lynchage de Juifs en France.

Il m’a toujours semblé un peu limite que les Français soient si nombreux à considérer ce crime comme le fait d’immigrés musulmans: le chef du gang avait grandi à Paris, et si ça ne fait pas de vous un français, alors quoi?

Si, Fofana était effectivement Français, musulman, d'origine ivorienne. Par contre, il est vrai qu'on observe, chez beaucoup de Français musulmans d'origine maghrébine, une forme de solidarité vis-à-vis de la Palestine, au nom d'une proximité culturelle et religieuse, qui peut se traduire (mais pas forcément) par de l'antisémitisme. Pour le coup, Morah comme Fofana, que Rachael Levy cite, sont des Français musulmans issus de l'immigration. Mais je ne suis pas sûr qu'on puisse généraliser : il faudrait comparer dans les décisions de justice les violences commises par antisémitisme avec l'origine et la religion de leurs auteurs.

C’est pourquoi la tuerie de lundi ne m’a pas tant surprise. Lorsque j’y habitais, la France me faisait l’effet d’une poudrière d’intolérance tenace. (...) Maintenant, je prédis que dans un retournement ironique de situation, ce qui fut ouvertement une agression antisémite va devenir la source de réquisitoires antisémites et hypocrites quand les candidats présidentiels français utiliseront l’histoire personnelle de Merah pour corroborer leur discours limite raciste sur l’importance de la laïcité et de l’intégration

Rachael Levy montre justement qu'elle n'a pas compris, bien qu'elle ait habité en France, la laïcité et l'intégration « à la française ». La laïcité n'est pas l'ennemie du Judaïsme, et le fait qu'on ne jette pas son origine et sa religion à la tête des autres relève du « vivre ensemble ».

Pour conclure, je trouve que cet article, s'il fera sursauter chaque Français qui le lira, est intéressant : il illustre combien il est difficle de comprendre un pays étranger qui possède une culture et une histoire différente de la nôtre. Comprendre la France à travers son prisme de juif américain, ce n'est visiblement pas facile.